Sinead McAvoy

Sinead était assise dans un petit coin qui leur servait de réfectoire au campement. Posé sur son banc, les deux mains tenant fermement la planche qui servait à l’assise, elle observait sans vraiment le voir le petit carnet posé sur la table devant elle. Il était muni d’une de ces petites serrures quasi obsolètes sensées décourager les curieux et faisait l’objet d’un cadeau dont elle avait été la « victime ». Un carnet secret… Le bonheur de quelques adolescentes elle savait bien… Mais elle n’avait rien à y écrire. Ou plutôt : elle aurait pu tartiner des pages entières mais n’avait aucune idée du commencement de son récit. Les coups du cœur, les coups du sort… Pas qu’elle soit la Causette de ce siècle mais les drames qu’elle avait affronté dans sa maigre existence laissait en elle une tempête indomptable que seul le temps lui permettrait peut-être d’apaiser à défaut de la souffler tout à fait…

Pourtant sa vie avait bien commencé, au camp, avec ses deux parents. Un jeune couple très amoureux, sociable, généreux… Sa mère était institutrice ici et Sinead avait beaucoup été dans ses jupes. Avec elle, elle avait appris l’amour inconditionnel… Et avec son père, le sentiment de paix et de protection. De toute évidence leur ascendance divine avait toujours eu un impact fort sur eux et parfois Sinead se sentait un peu honteuse de ne pas parvenir à dompter sa fougue naturelle pour leur ressembler davantage.

Ils lui manquaient, aujourd’hui. Certains jours plus fort que d’autres mais ce sentiment ne disparaissait jamais tout à fait. Cette attaque de 2015 par le BEM qui avait laissé des cicatrices profondes dans tous les esprits présents et même ceux venus plus tard, l’avait meurtrie elle aussi. Et même si le traumatisme rendait ses souvenirs un petit peu flou, elle avait des flashbacks qui pouvaient parfois la hanter des nuits durant jusqu’à la trouble au milieu du jour. Elle se rappelait les cris, le bruit du fer… Les lumières, l’obscurité… L’odeur de la poudre, celle de la sueur, du sang…

Sinead, quoi que déjà dégourdie et débrouillarde à 10 ans, n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie. Tout était allé si vite en réalité… Et pourtant, lorsqu’elle y songeait, qu’elle tentait de repasser le film, ça lui semblait durer une éternité. Des jours et des nuits au minimum ! Mais il n’avait pas fallu tant de temps au BEM pour lui arracher sa famille. Pour tuer, sous ses yeux, sa maman si douce et son père si fort… Elle avait vu sa mère agonisante sur le sol, tentant de lui faire un dernier sourire… Et son père, tomber à genoux puis s’écrouler, son égide roulant… Roulant… Roulant… Puis s’écrasant au sol, inerte comme son propriétaire…

La jeune fille se souvenait de son oncle évidemment qui avait pris le relais. Elle se souvenait aussi de la façon qu’il avait eu de la repousser ensuite… De lui mettre sur les épaules, en plus de son deuil, la solitude. Il lui avait sauvé la vie et pourtant elle n’avait plus eu goût à rien au départ…

Le temps avait ensuite commencé à faire son œuvre. Il avait transformé son état de stupéfaction en chagrin que rien ne pouvait consoler… Puis en rancune… En haine. Elle s’était détestée pour toute cette colère. Sinead avait redoublé d’ardeur dans son apprentissage. Elle s’était émancipée de l’image doucereuse que son premier pouvoir pouvait lui donner. Elle s’était prétendu fille de Diane bien que se fut évidemment impossible lorsque son féminisme l’avait aidé à endiguer sa frustration en rejoignant une cause juste… Et ça lui avait permis de prendre une fausse distance avec Minerve et Cupidon à qui elle reprochait la mort injuste de ses parents.

Aujourd’hui, Sinead avait un peu fait la paix avec ses « ancêtres » sans toutefois décolérer à 100%. Son oncle était toujours aux abonnés absents, supposant de toute évidence qu’une aide pécuniaire était tout ce dont elle avait besoin. Avec honte mais colère, elle se demandait parfois pourquoi ce n’était pas lui qui était mort à la place de sa mère ou de son père ! Ça n’enlevait en rien les liens du sang qui les avait uni et les unissait toujours… Mais ça l’aidait de trouver un coupable puisqu’elle était si seule dans sa tête.

Sinead se relève, récupère le carnet… Et retourne jusqu’à sa chambre. Dans un tiroir elle abandonne le petit objet : très peu pour elle.

Mais elle savait aussi que le soleil brillerait à nouveau dans son cœur. Certains jours il brillait d’ailleurs déjà très fort à nouveau… Alors il serait peut-être le temps de faire une rétrospective… Mais elle avait encore de la rancœur à ruminer et une vengeance à perpétrer sur le BEM avant d’en venir là…