Sans un mot, je regardais les rues de l'Astoria défiler devant mes yeux. A l'avant, le chauffeur se contentait de lancer des regards dans son rétroviseur de temps à autre, ayant vite compris que je n'avais aucune intention de lui faire la conversation durant le trajet. Ceinture bouclée avec précaution en travers de la poitrine, couvrant les blessures récemment endurées lors de cette fameuse soirée au musée Guggenheim, je n'avais pas bougé d'un iota depuis que je m'étais installée, restant étonnamment calme devant la circulation qui commençait pourtant à se densifier. Il semblerait que frôler la mort ait finalement eu des répercutions notables sur ma façon d'appréhender les choses du quotidien, comme quoi tout était finalement très relatif et c'était-là, la preuve que mes priorités avaient maintenant changé. En effet, j'avais eu largement matière à réfléchir durant ces deux mois d'arrêt et maintenant que l'heure était à la reprise, de nombreux points allaient être remis au goût du jour car cela me semblait plus que nécessaire. Le taxi bifurqua, quittant la rue principale. N'ayant rien perdu de mes habitudes, j'avais donné pour consigne de me déposer dans une rue adjacente au BEM, préférant de loin terminer à pieds plutôt que de risquer d'exposer l'emplacement de ma destination. C'était la fin d'une période, qui s'était illustrée comme étant longue et éprouvante pour moi, et dont il ne restait plus aujourd'hui qu'une inévitable perte de poids, quelques cicatrices supplémentaires qui fort heureusement, avaient fini par s'estomper et des cernes persistantes sous les yeux. Mais dans l'ensemble et malgré ces contraintes sous-jacentes qui étaient encore visibles, je me sentais prête à reprendre. L'inactivité me ne convenait guère et pour être honnête celle qui venait de m'être imposée n'avait rien eu de réconfortant. Mis à part les quelques fois où Sheppard avait pris de mes nouvelles, cette période ne m'avait rappelé que trop bien celle que j'avais eu à endurer en 2015, après le raid. Moi qui pensais ne plus jamais devoir faire face à ce genre de choses...

Quittant le véhicule, je poursuivis le parcours à pieds comme je l'avais convenu. Force était de constater que rien n'avait vraiment changé au sein du BEM durant mon absence et c'était appréciable. Ainsi, il me sera plus facile de reprendre mes marques. Matinale, j'avais fait en sorte d'arriver avant la plupart des agents, profitant ainsi de quelques instants de quiétude avant l'avalanche de travail qui allait immanquablement se déverser sur moi. Ayant traversé le long couloir, je fis tourner la clef dans la serrure de mon bureau.
Comme je m'y étais attendue, une montagne de dossiers attendaient d'être ouverts, s'empilant en rangs égaux sur mon espace de travail. Je déglutis, mesurant la charge de travail que j'allais devoir fournir pour palier mon absence. Moi qui aspirais à me rendre utile, le mot était faible devant cet amas de papier. Je repris contenance, et m'avançais pour dégager au moins un siège de tous ces documents en attente. Suspendant mon manteau, je replaçais ma veste devenue légèrement trop large sur mes épaules et m'installais sans attendre. Après tout, j'étais revenue pour ça. J'allumais l'ordinateur, me préparant à la seconde claque à venir lorsque je découvrirai les mails nécessitant une réponse.

A cela, étaient venus s'ajouter les nombreux appels et alors que j'étais encore en ligne, on toqua à ma porte et j'invitais distraitement la personne à entrer entre deux tirades téléphoniques. Ce fut Lond qui entra, pile celle que je ne voulais pas voir. Entre autre. Car la liste était longue. Je me reconcentrais sur mon appel, alors qu'elle s'avançait munie deux cafés et encore de la paperasse entre les mains. Je ne l'écoutais qu'à moitié : de toute façon, rien d'intéressant ne sortait jamais de la bouche de Lond et je lui fit signe de poser tout ceci là où elle le pouvait, la faisant patienter non sans une certaine forme de satisfaction. Tamara Lond n'avait jamais fait partie de mes priorité et cela n'allait certainement pas commencer aujourd'hui, elle attendrait donc que j'ai fini ce que j'étais en train de faire pour espérer obtenir mon attention. Et puis le fait qu'elle prenne le temps de m'apporter un café ne pouvait signifier qu'une seule chose : elle avait quelque chose à me demander. Fayote.

Cela prit plusieurs minutes encore mais je raccrochais enfin après l'avoir laissée poireauter debout sans gêne, en y prêtant autant attention que si elle avait été un élément de tapisserie sur le pan de mur d'en face. Les coudes sur mon bureau, je croisais les mains devant moi pour l'observer attentivement. J'avais su qu'elle aussi, elle avait été blessée lors de la soirée du musée mais elle semblait en forme à présent. Tant mieux, c'était une bonne chose même si je n'allais certainement pas le lui dire. Les détails de ce cauchemar restaient assez flous et mon esprit n'en conservait que quelques bribes, selon les périodes où j'étais restée consciente. Je me souvenais l'avoir appelée mais j'ignorais encore aujourd'hui si elle était venue ou si cet appel à l'aide avait seulement abouti. Je haussais les sourcils, à peine étonnée de son intrusion. Quand on y pensait, Lond avait toujours eu un don pour ce qui était de m'importuner et elle ne faisait pas exception aujourd'hui en venant m'interrompre.❝Lond, quelle bonne surprise. Je vais mieux merci, j'espère qu'il en est de même pour vous, mais à vous voir il semblerait que oui. Ceci dit, je me doute bien que même si vous êtes la première personne à franchir la porte de mon bureau aujourd'hui, ce n'est certainement pas pour prendre de mes nouvelles ou pour vous féliciter de mon retour...alors ne perdons pas de temps en vaines politesses et venons-en au fait voulez-vous : que puis-je faire pour vous ?❞ demandais-je sans prendre de pincettes et d'une seule traite. Je n'étais pas idiote : si mon état de santé l'avait un temps soit peu intéressée, elle se serait servie de ce petit appareil très utile et prisé que l'on appelait le téléphone au cours de ces deux derniers mois. Mais comme cela n'avait pas été le cas -et je n'en étais guère contrariée, je n'avais plus aucune affinité avec elle depuis des années- je me doutais qu'elle devait avoir besoin de moi pour quelque chose. A voir si j'allais le lui accorder ou non...D'un geste de la main, je lui fis signe de prendre place sur le siège que j'avais dégagé en arrivant, face à moi.

elle s’était installée, cachant habilement toute trace agacement qui devait naturellement lui frôler les nerfs. Un progrès comportemental que je notais dans un coin de mon esprit avec amusement, puisque j’avais pris un malin plaisir à lui imposer de faire le pied de grue. Plaisir coupable que de la voir faire mine d’admirer la décoration de mon bureau, pourtant restée parfaitement inchangée et identique depuis toutes ces années. C’est bien Lond, on arrive à se contenir maintenant. Brave bête qui commence à obéir. Tamara, je l’avais cerné, je l’avais étudié et je la connaissais suffisamment pour savoir que cette tournure actuelle ne lui convenait pas. Mais pour être honnête…je n’en avais rien à faire.  Pour mon premier jour, je comptais bien m’appliquer à lui rendre la tâche ardue, et ne rien lui accorder gratuitement ou par simple bienveillance. Pour elle, je n’en avais plus depuis longtemps.

Elle posa un dossier devant moi, ainsi que la tasse de café qu’elle me destinait. Silencieuse, j’attendais qu’elle daigne bien me mettre au fait, plus vite commencé, plus vite partie. Lorsqu’elle reprit la parole, la surprise se peignit brièvement sur mon visage sans que je puisse l’empêcher, déconcertée de l’entendre dire qu’elle avait -selon elle- participé à me sauver la vie lors de cette soirée au Guggenheim. Sourcils froncés, je ne dis pourtant rien, me contentant de garder l’information et de hocher légèrement la tête. Ce n’était pas ce que l’on m’avait rapporté, ce n’était pas le souvenir que je m’étais constitué avec les bribes qui étaient parvenues à mes oreilles. Tombée inconsciente, j’avais dû croire sur parole les divers sons de cloches pour tenter de reconstituer les faits. Tous étaient cependant d’accord pour affirmer que c’était James qui m’avait transporté in extremis jusqu’aux premiers soins, durant les dernières minutes où il était encore possible de tenter quelque chose. Puis, il y avait eu cette femme, Méditrine, qui m’avait empêché de passer l’arme à gauche. Je lui étais redevable. Je leur étais redevable, à tous les deux. Mais jamais, dans aucun témoignage, on ne m’avait parlé de Lond. Par expérience, je me méfiais de ce qu’elle pouvait dire. Je ne me souvenais que trop bien sa trahison après le raid de 2015…avant cela aussi, elle affirmait pourtant être de notre côté et œuvrer pour notre salut. Et c'est au moment où j'avais peut-être le plus besoin d'elle après la mort de Shawn qu'elle avait déserté, elle nous avait tout simplement laissé pour les opérations qui suivirent, notamment celle que l'on baptisa "la nuit de Jupiter" qui se révéla être un véritable carnage. Rien de ce qu’elle pourrait dire ou insinuer pour tenter d’adoucir cette rancœur, ou quoique ce soit d’autre qui lui serait utile, ne pourrait être à même de fonctionner. Sa fameuse manœuvre au musée, si tant est qu’elle ait existé, restera inexistante pour moi. C’est tout.
Je détachais mon regard du sien et parcouru les fichiers qu’elle me confiait par politesse. Evidemment, tout était en ordre, je n’en attendais pas moins de mes agents. Jamais ils ne se seraient risqués à se présenter dans le cas contraire. Rien ne pouvait donc entraver la reprise de fonction de Lond, du moins sur le papier. Il ne restait qu’a obtenir mon accord, pour que les choses puissent reprendre leur cours normal. Pour tout avouer, j’aimais assez le fait d’être la seule barrière restante à l’accomplissement du souhait de Tamara et le fait de pouvoir -selon mon bon vouloir- l’empêcher d’une simple négation me faisait intérieurement jubiler. Allais-je profiter de cette situation ? Naturellement.

❝Je vois.❞ fis-je simplement, en refermant son dossier de réaffectation. ❝Tout ceci me semble effectivement en règle. Merci beaucoup pour votre engagement et votre enthousiasme, j’en prends bonne note.❞ Je relevais la tête et croisais les mains devant moi, esquissant enfin un petit sourire qui n’avait rien d’amical et qui s’apparentait plutôt à un rictus de victoire pour celui qui savait le déchiffrer. Je penchais la tête sur le côté, continuant d’observer Tamara Lond en savourant l’attente avide qu’elle dégageait et que je ne comptais pas combler. ❝Autre chose, Lond ?❞ finis-je par demander innocemment, au bout de quelques secondes de silences qui semblaient aussi denses que tendues. Oui c’est vrai, elle attendait une affectation immédiate, et sans doute s’était-elle attendue à ce que je sorte un papier de mon tiroir ou de ma poche en lui disant de s’en occuper dès à présent. J’ai dit que j’en prenais bonne note, mas je n’ai jamais dit que j’allais m’exécuter dans la minute. Chaque chose en son temps, il ne faut pas exagérer et Lond est loin d’être prioritaire sur quoique ce soit. D’autre part, je savais que ce genre de choses l’agacerait au plus haut point, c’est pourquoi je n’éprouvais aucune gêne à le faire. Je choisirai le moment où je m’occuperai de vous Lond. Il ne suffit pas de simplement entrer dans mon bureau la bouche en cœur pour obtenir gain de cause ou ressortir avec le ticket gagnant. Je ne suis pas le Père Noël. Et je pensais que vous le saviez déjà.