⎯ 8 Août 1997, Washington DC -Mains croisées dans le dos, j'avais accueilli la nouvelle sans rien laisser transparaître, comme on me l'avait enseigné. Un sobriété apparente qui tranchait avec le sentiment de fierté qui m'étreignait la poitrine, alors que l'on venait de m'annoncer mon extraction imminente de l'U.S Army au profit de cette organisation secrète qu'était le B.E.M. Dès lors que je fus mise au courant, la lutte contre ces hybrides devint mon principal projet. Mieux encore, ma nouvelle raison de vivre : une cause que je servirai avec tout le dévouement et l'abnégation possible, soyez-en sûrs. Aussi, je rendis mes épaulettes de lieutenant, pour entrer dans cette nouvelle institution, débordante d'ambition et prête à mettre mes compétences à profit pour la fin de cette colonisation mythologique que je voyais assurément comme une menace.
⎯ 2003, au large de la Méditérannée, Italie -Promue au grade deux l'année précédente, je fis la connaissance de mon binôme, Shawn. Quelqu'un de très bien, si vous voulez mon avis, et avec qui je me suis bien entendue. Très bien entendue même, jusqu'à former un tout autre binôme en-dehors du travail, si vous voyez ce que je veux dire...
Complicité à toute épreuve, nous enchaînions les succès et accumulions les distinctions jusqu'au jour où l'on nous missionna en-dehors du sol Américain. En effet, le Bureau avec repéré une horde de créatures mystiques, sur une petite île non loin des côtes italiennes. Une horde qui ne devait plus exister. Egalement accompagnée de l'une de mes collègues, Tamara Lond, nous embarquâmes jusqu'à cet archipel maudit et ce fut-là un beau carnage. Propre, sans bavure, sous contrôle. Un carnage comme on les aime. De ceux qui participent à rendre le monde plus sûr. Ce jour-là, nous fûmes de retour avec un petit souvenir : une jeune stryge que nous étions parvenues à immobiliser et à capturer. Elle fut enfermée dans les sous-sol du B.E.M, laissée entre les mains tortionnaires mais expertes de l'équipe de recherche. Ce qu'elle est devenue ? Je n'en ai aucune idée, et ce n'est pas mon problème. Je ne me sens absolument pas concernée par son (triste) sort.
⎯ 12 Décembre 2004, New-York -Une évidence que de devenir Madame Shawn Caldwell. Depuis le premier jour, et pour tous les jours à venir. Plus que mon mari, il était mon allié, mon ami et le seul qui sache supporter toutes les facettes de mon caractère compliqué. Et croyez-moi, ce n'était pas donné à n'importe qui...c'est d'ailleurs pour cette raison que je n'avais
pas épousé n'importe qui. Et l'inverse était également vrai, puisque ma réputation commençait peu à peu à me précéder : le juste retour des choses, au vu des efforts considérables que je fournissais au quotidien pour demeurer à la première place de mon unité.
Quoiqu'il en fut, nous profitions de cette accalmie momentanée pour prendre du temps pour nous, pour notre famille nouvellement crée. Bien vite, le projet de l'agrandir fut au centre de nos conversations, quand-bien même l'idée m'effrayait au plus haut point. Un enfant ? Mais qu'allais-je faire avec cet enfant ? Je ne savais pas m'occuper d'un enfant...je ne me suis toujours occupée que de moi, et c'est un travail qui me prend déjà tout mon temps. En plus, on ne peut pas les mettre dans les jets, les enfants : comment allais-je faire lorsque je serai appelée pour une mission ? Et puis c'est bruyant un enfant, ça crie, ça pleure, ça mange ses doigts, ça ramasse les bactéries et ça frotte son nez sur sa manche...suis-je prête pour ça ? J'en doute fort. Je pense qu'on devrait attendre encore un peu, d'accord ? C'est plus prudent. Pour tout le monde.
⎯ 1er février 2015, camp des demi-dieux-Comme dans toute institution qui marche, certaines places se doivent d'être renouvelées. Et ce fut le cas de celle de la direction de notre branche, qui accueillit James Sheppard à sa tête en 2005. Une initiative qui nous fut profitable à tous, à mon sens. Et je ne dis pas ça uniquement à cause de ma promotion au grade trois en 2012, non (bien-sûr, j'ai été ravie de cette nouvelle distinction, je ne pouvais le nier). Les choses étaient en train de changer au sein du B.E.M : plus productifs, plus performants...nos collègues faisaient un travail remarquable pour nous fournir l'équipement adéquat. Jusqu'au jour où l'appel sonna, de nuit. Nous étions prêts. L'ennemi avait enfin été repéré, dans un campement aux abords de New-York. Ce que Sheppard avait omis de nous notifier, c'est que l'ennemi avait le visage d'enfants, d'adolescents...des cibles d'autant plus faciles à décimer qu'ils n'étaient pas réellement en mesure de nous résister. C'est d'ailleurs ce que nous avons fait, cette nuit-là : nous les avons décimés. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire... Et si je prétendais que supprimer des enfants ne m'avait pas affecté, il ne fut plus jamais question d'en concevoir un. Ou même d'aborder la question. J'évitais tout bonnement le sujet depuis lors.
⎯ 14 septembre 2015, New-York -(tw - scène de guerre) Je décalais le viseur vers la gauche, suivant les instructions de Shawn dans mon oreillette.
Maintenant. Le coup partit, et la silhouette s'effondra au sol, inanimée à jamais...la fin d'une abomination de plus. Beaucoup d'autres suivirent et tombèrent sous les coups du B.E.M. Triste victoire alors que nous subissions le même sort dans nos propres rangs, leurs aptitudes hors du commun mettant nos défenses à mal. Des cris d'effort, des plaintes d'agonie se mêlaient aux tirs, aux explosions et aux croisements armés. Mais dans ce fracas, une seule chose comptait réellement : la voix de mon mari qui guidait chacun de mes pas. Mon pilier, mon protecteur, il était d'aut...je laissais échapper une exclamation de douleur, la lame traversant les chairs sans effort. Un coup porté par l'arrière, me paralysant quelques secondes alors que le fer se frayait un chemin sous ma clavicule, faute d'avoir visé plus juste. L'assaillant, doté d'une force surhumaine, me souleva de terre et c'est alors qu'une balle vint se loger dans son flanc, et il fut alors contraint de desserrer son étreinte pour me relâcher, avant de finalement tomber sur moi, mort. Soulagement bien vite éclipsé par l'inquiétude :
❝ Shawn ? .... Shawn ?❞ appelais-je faiblement, mon regard balayant le paysage d'horreur à la recherche de ma moitié. Pourquoi ne s'était-il pas manifesté pour prévenir le coup ? Comme d'habitude ? Je le localisais enfin derrière l'un de nos véhicule, lui-même en plein affrontement. Toujours au sol, coincée sous le corps inanimé, je vis le liquide s'échapper régulièrement de sous le moteur. Mon sang ne fit qu'un tour, et je tentais de me dégager avec mon bras valide pour le prévenir et le mettre hors du périmètre. Un bruit assourdissant...la chaleur du retour de flammes...des éclats volants...en tout sens. Puis l'obscurité tomba sur le monde.
⎯ 18 septembre 2015, New-York -Je sentis une délicate pression sur mon avant-bras et mon regard se focalisa sur ma collègue face à moi. Je vis ses lèvres bouger et elle frappa des mains plusieurs fois devant mon visage. Je clignais des yeux, sans réaction particulière. Prenant mon menton entre ses doigts, elle sortit une petite lumière de la poche de sa blouse et vérifia mes pupilles avant de continuer son auscultation. Etonnamment, je la laissais faire, moi qui n'avais pourtant jamais été tactile et qui supportais mal le contact d'une manière générale. De toute façon aujourd'hui, plus rien n'avait d'importance.
Ce matin, je lui avais fait mes adieux, ne gardant de lui que son nom et des souvenirs. Beaucoup de souvenirs. De bons souvenirs. Je pense que c'était une belle cérémonie : j'avais vu les hommages se succéder les uns après les autres, à défaut de pouvoir les entendre. Il est parti bien entouré. On avait retrouvé sa plaque là-bas...et c'est tout. Alors c'est ce qu'on a fleuri. Parce qu'il n'y avait rien d'autre à mettre en terre sous le drapeau Américain. Bien-sûr, on en avait déjà parlé lui et moi, parce que dans l'armée ce sont des choses qui se produisent plus souvent qu'ailleurs. Mais nous étions naïfs de croire que cela ne pouvait arriver qu'aux autres. On s'était toujours sentis comme privilégiés, saisissant égoïstement la moindre miette de bonheur qui nous était accordée dans notre quotidien. Nous avons eu raison de le faire, car tout prend fin du jour au lendemain. Ne restent que les promesses, faites sur du sable...et les yeux pour pleurer.
Ils m'ont fait comprendre que le corps m'avait en quelque sorte protégé de la déflagration. Quelle ironie. J'ai une dette envers le macchabée de l'Olympe. J'espère qu'il ne m'en voudra pas, mais il devra se passer de mes remerciements. Eventuellement, le seul qui les méritait était la personne qui lui avait réglé son compte quelques secondes avant mais que je n'avais pas eu le temps d'apercevoir. Ils avaient aussi écrit que je retrouverai probablement l'ouïe au fur et à mesure des semaines : je n'avais malheureusement pas été assez loin de l'explosion du véhicule pour être épargnée. Par contre, le constat était moins optimiste concernant ma blessure à l'épaule car il semblerait que je ne puisse pas en retrouver la totale mobilité. Et que ça jouera certainement sur mon autorisation à regagner le terrain un jour. La suite prouva qu'ils avaient raison, car malgré tous les efforts que j'avais mis en œuvre, le verdict tomba quelques mois plus tard.
Inapte. Après tout ce que j'avais fait ? Après toutes les réussites qui avaient jalonnées mon parcours ? C'était complètement surréaliste. Impensable. Et pourtant…
Je ne savais pas exactement ce qu'ils comptaient faire de moi, ni même si je leur étais encore utile à quelque chose. J'avais eu beaucoup de mal à accepter le fait d'être diminuée, ça ne m'était jamais arrivé avant. Car avant, j'étais toujours en haut du podium et je ne côtoyais pas les étages inférieurs. Ca c'était bon pour les
autres. Voilà que je venais de dégringoler en bas des marches, une peine supplémentaire à celle qui était déjà présente. Une nouvelle facette de la solitude qui venait de se dévoiler, grapillant toujours plus de place dans mon quotidien endeuillé.
⎯ avril 2017, bureaux du B.E.M - La solitude ne convient à personne, encore moins lorsqu'elle est accompagnée de rancœur et de haine. Car outre le mutisme dans lequel je m'étais enfermée, je leur en voulais à tous ces monstres de m'avoir ainsi dépossédée de tout ce que j'avais. Si auparavant je me contentais de les supprimer, j'avais aujourd'hui toutes les bonnes raisons de le faire. Et l'occasion m'en fut donnée lorsque, contre toute attente, on me proposa le poste de sous-directrice du Bureau, dans la branche de terrain. Une position que je voyais comme stratégique avant tout, en plus d'être synonyme de hautes responsabilités. Naturellement, j'acceptais cette offre, comprenant les opportunités que cela pourrait m'apporter, tant sur le plan professionnel que pour mes propres objectifs personnels. Ils méritaient de payer, tous autant qu'ils sont, pour ce qu'ils ont fait à Shawn. Pour ce qu'ils m'ont fait à moi. Pour la simple et bonne raison qu'ils
existent.Une surprise en appelant une autre, je découvris à mon retour la traitrise de ces agents qui s'étaient autrefois tenus à mes côtés, et en tête de liste Tamara Lond, avec qui j'avais précédemment embarqué pour le sud de l'Italie. Ils ne valaient pas mieux que les autres, le même traitement les attendrait. Et j'allais d'ailleurs commencer par eux. Loin d'être des paroles en l'air, c'est la première chose que je me suis employée à faire, une fois assise derrière ce nouveau bureau. J'avais mis plusieurs semaines à les repérer, elle et son hybride. Mais mes recherches finirent par être concluantes et c'est sans l'ombre d'un remord que j'envoyais une brigade à la Nouvelle-Orléans. Mes ordres étaient clairs, et suffisamment réfléchis pour ne souffrir aucun échec. Ils revinrent au Bureau avec la mère, dans l'espoir d'appâter la fille. Pas de rançon...seulement des représailles. Cette partie du plan aussi fonctionna, mais l'otage parvint à s'échapper et ils nous filèrent entre les doigts. Pour le moment. Je n'étais pas inquiète, j'avais encore beaucoup d'autres cartes en réserve et ils méritaient que j'abatte chacune d'entre elles. J'allais me donner du mal, ça c'était certain, et j'espère qu'ils apprécient toute l'attention que je leur porte car c'est un véritable privilège que d'y avoir droit.