Une petite pause au Starbucks [Carwyn]

La famille Lond-Cassidy avait regagné New York après presque quatre années d’exil aux Maldives. La seule fois où Tamara avait retrouvé cette ville où elle avait vécu la plus grande partie de sa vie, était quand Maisie, sa belle-fille, l’avait trahie en prétextant un entraînement entre filles, alors qu’elle l’avait en fait piégée pour lui faire essayer des robes de mariée. C’était en  2017. A présent, Tamara était mariée avec Haytham et leur petite fille, née quelques mois avant ce mariage, avait à présent presque quatre ans et n’avait pour ainsi dire connu que leur île paradisiaque des Maldives. Autant dire que débarquer à New York fin décembre avait été déjà une épreuve pour les adultes qui eux aussi, s’était habitués au soleil et la chaleur pendant près de quatre ans, alors imaginons ce que cela pouvait être pour une petite fille.
Néanmoins, Eileen était curieuse de tout, joyeuse et sociable, et comme elle irait à l’école après les vacances scolaires Tamara s’était décidée à l’emmener faire un tour à Central Park et sur la cinquième avenue pour qu’elle commence à s’habituer à voir du monde et s’acclimater à sa nouvelle ville.

Les sens en alerte, ses anciens réflexes d’agent de terrain étaient bel et bien présents. Il faut dire que Tam n’avait jamais cessé de s’entraîner même sur leur île paradisiaque, et qu’elle comptait bien réintégrer le B.E.M dans le but de les détruire. Mais chaque chose en son temps. Elle avait emmené sa fille marcher et jouer à Central Park pendant de longues heures. La petite avait vu pour la première fois la neige, et Tamara lui avait montré comment faire un petit bonhomme de neige et aussi des batailles de boule de neige pour aiguiser son sens de la visée. Et le moins que l’on puisse dire, c’était que la petite princesse piranha était douée. Sa mère était fière. Mais, vers 16h, Eileen commença à fatiguer et avoir faim. Et  Tam commença à être en manque de café. Il était donc temps de prendre un petit goûter. Pour éviter de trop la fatiguer, Tamara pris sa fille dans ses bras et elle se rendit à un Starbucks près du parc, où elle avait l’habitude de se rendre. Pour une fois, la file d’attente n’était pas si importante, mais quand même, et l’ancienne agent de terrain se souvint combien ça l’agaçait de devoir le faire. Eileen, quant à elle, n’en avait absolument pas l’habitude et voulut passer devant tout le monde une fois posée à terre.

- Non chérie, dit Tam avec douceur en la retenant par le bras.

Elle se baissa à sa hauteur pour mieux lui parler.

- Tu vois Eileen, on est arrivées après ces personnes, alors on doit attendre que ceux qui sont avant nous aient passé leur commande. Ensuite ce sera à nous. Quand tu iras à l’école, ce sera pareil. Tu comprends ?

La fillette posa un index sur sa lèvre en signe de réflexion avant de hocher la tête. Tam sourit et se remit debout sans lâcher le bras de sa petite. Une délicieuse odeur de café emplissait ses narines et sûrement celles de sa fille aux sens développés comme son père, dans une moindre mesure.

C’était pour ainsi dire la première fois que la petite Eileen entrait dans un café, si on omettait, quarante-huit heures auparavant, l’escale entre deux vols pour venir aux Etats-Unis. Beaucoup de changements pour une petite fille qui avait vécu toute sa vie sur une île déserte avec seulement ses parents, et n’ayant vu d’autres humains que par le biais de conversations vidéos. Car oui, pour la sécurité de chacun, Haytham et Tamara avaient décidé d’éviter de faire venir les grands parents maternels de la petite ou même leurs amis et famille après le mariage, cela aurait paru trop suspect.

Mais à présent, ça allait changer, et par chance, la fillette se montrait curieuse et attentive aux consignes de ses parents. Il fallait aussi lui apprendre à maîtriser ses capacités avant d’aller à l’école, car elle serait en contact avec d’autres enfants de son âge, des jeunes mortels qui n’avaient pas sa force, hérité de son père, un fils de Mars. c’est pour cela que, pendant qu’Haytham cherchait du boulot, Tam avait décidé de faire sortir un maximum Eileen pour lui montrer le monde extérieur. Il ne fallait pas en faire une petite associable comme sa mère, et l’exercice était bien plus difficile pour l’ancienne agent de terrain que pour sa fille.

Les deux heures à marcher et jouer à Central Park avaient eu raison de l’énergie débordante de la fillette et surtout, elle commençait à avoir froid, alors sa mère avait opté pour une pause goûter dans un Starbucks. Elle y allait souvent à l’époque où elle habitait encore à New York. Tam était depuis bien (trop) longtemps accro au café, plus encore depuis 2015 après cette mission d’intrusion dans le camp Olympum où elle avait dû ôter la vie à une fillette d’à peine huit ans. Déjà, cette image l’avait hantée immédiatement après, mais après avoir retrouvé Haytham et le fait qu’il lui ait pardonné, la brunette avait pu s’apaiser un peu plus au cours de ses nuits, mais depuis qu’elle était maman, cette inquiétude et cette culpabilité la taraudaient. Sa fille était-elle en sécurité ? Chaque fois qu’elle posait son regard sur Eileen, Tamara se demandait si elle était à la hauteur pour être sa mère, pour la protéger de ce monde que la plupart des Mortels ignorait être aussi hostile.

Alors qu’elle en était là de ses pensées, leur tour arriva et l’ancienne agent du B.E.M fut sortie de ses pensées par la voix de la personne au tablier vert caractéristique qui les salua. Tam prit Eileen dans ses bras pour qu’elle puisse mieux voir ce qui se passait.

- Bonjour. On va prendre un chocolat chaud en tall, et un café noir en venti, avec… Qu’est-ce que tu veux manger Eileen ?

La fille montra du doigt une belle rangée de muffins à la myrtille, ce qui fit sourire sa mère.

- Et deux muffins à la myrtille.

De sa main libre, Tamara sortit deux billets de vingt dollars qu’elle tendit pour payer. Un plateau avec les muffins lui fut tendu avec le ticket dessus. Tam alla poser sa fille sur la banquette libre la plus proche, l’asseyant non loin d’un monsieur qu’elle avait rapidement vu la dévisager.

- Tu peux commencer à manger, ne bouge pas d’ici.

Elle retourna chercher les boissons tout en gardant un œil sur son petit trésor. De toute façon, quiconque essaierait de l’enlever aurait droit à une double raclée, car en plus d’avoir une mère experte en combat, Eileen avait appris quelques bases d’auto-défense.
Après une poignée de minutes où Tam avait les yeux rivés sur sa fille, elle put revenir avec deux boissons, ayant chacune leur nom écrit dessus. Elle s’assit en face de la fillette et retira le couvercle du chocolat chaud pour souffler un peu dessus.

- On va attendre quelques minutes, c’est très chaud. Il est bon ton muffin ?

Le visage joufflu et plein de miettes afficha un grand sourire et un hochement de tête satisfait, ce qui fit sourire à son tour Tamara.

- Tu reconnais ce qui est écrit ici ? demanda-t-elle en indiquant son prénom sur le gobelet de chocolat chaud.

« - Eileen ! Moi ! »

- Oui ma chérie, c’est ça.

Tamara prit une gorgée de café et après avoir soufflé encore un peu sur le chocolat chaud de sa fille, elle reposa le couvercle et le plaça devant elle pour qu’elle puisse boire. Elle remarqua alors l'homme assis à la table d'à côté sur la même banquette qu'Eileen. Celui qui la regardait fixement un peu plus tôt. Tam dut se faire violence pour ne pas lui demander s'il voulait sa photo. Mais elle ne voulait pas se faire remarquer, encore moins avec la petite avec elle.

Eileen mangeait avec appétit sa pâtisserie et buvait de temps en temps des gorgées de chocolat chaud tandis que, les sens en alerte, Tam restait prudente. Elle avait beau être ravie d’avoir retrouvé la civilisation, il n’en restait pas moins que New York était le quartier général du B.E.M où elle était recherchée depuis quatre ans et demi, et une ville grouillant de créatures mythologiques et de demi-dieux.

L’homme assis sur la banquette à la droite de la fillette rompit le silence, se permettant de l’appeler par son prénom. Tamara plissa légèrement les yeux, plutôt mécontente de cette liberté prise par cet inconnu. Les hommes se permettaient de ces choses ! C’était une des choses qui ne lui avait pas manqué lors de son exil sur une île privée des Maldives. Mais la suite de sa phrase lui déplut davantage encore, faisant comprendre qu’ils s’étaient déjà croisés, et pour tout dire, cela ne mit pas l’ancienne agente de terrain en confiance. Sans le quitter du regard et avec des gestes lents et calculés pour ne pas effrayer sa fille, elle attrapa les écouteurs qui se trouvaient dans son sac, les brancha à son téléphone portable et enclencha rapidement le premier dessin animé trouvé sur Youtube avant de placer le téléphone devant Eileen et les écouteur dans les oreilles de cette dernière.

- Qui êtes-vous ? marmonna-t-elle.

Il venait de se présenter. Son nom lui faisait une belle jambe, ça ne l’aidait pas beaucoup. L’année 2015 avait été forte en rebondissements. En février, il y avait eu cet affreux raid dans l’ancien camp Olympum, était-ce cela à quoi il faisait allusion ? Il y avait eu bien d’autres traques et captures. Etait-il un agent ? Si oui, il n’aurait pas juste évoqué 2015, car Tamara était devenue une fugitive à partir de juillet 2016… Il était donc forcément lié à la mythologie. L’américaine voyait à travers la Brume, s’il avait été une créature, elle l’aurait vu, et Eileen aussi. Non, il était donc par déduction forcément un demi-dieu.

Fait chier…

Tamara tâcha de garder l’air naturel en prenant une gorgée de café avant de reposer son gobelet. Avec ses jambes, sous la table, elle attrapa Eileen pour la décaler un peu sur le côté pour l’éloigner un peu du dénommé Carwyn.

- En effet, je ne me souviens pas de vous, c’est que j’ai vu un paquet de personnes en 2015… Et l’eau a coulé sous les ponts, n’est-ce pas ?

Façon détournée de voir si en effet, pour lui, la rancoeur demeurait ou non. Mais au vu de sa posture, son sourire crispé et sa main légèrement tremblante, Tam en doutait.

- Vous étiez au camp, c’est ça ?

Autant mettre les pieds dans le plat tout de suite...

Heureusement que la fillette était désormais munie d’écouteurs et son attention focalisée sur un dessin animé. Tamara n’était pas le genre de mère à utiliser les smartphones comme baby-sitter, mais se doutant du contenu de la conversation qu’elle allait avoir avec ce type, elle préféra s’assurer que sa petite ne puisse rien entendre. Les dires du dénommé Carwyn Keegan firent remonter de très horribles souvenirs. Elle revit de manière limpide la préparation, le briefing, puis le raid en pleine nuit. Ils étaient une cinquantaine d’agents, avançant tous en ligne droite et avant pour consigne d’allumer tout ce qui bougeait. La première tente dans laquelle s’était engouffrée l’agent Lond abritait une gamine d’environ huit ans. Tamara avait été déstabilisée, pour la première fois de sa vie, elle avait hésité à tirer. Elle ne s’était pas engagée pour tuer des enfants ! Les capturer tout au plus, mais jamais abattre un enfant s’il n’était pas un danger immédiat. Le regard apeuré de cette petite fille tandis que le canon de son pistolet était sur son front avait soulevé le coeur de Tam. Elle n’avait pas voulu la tuer et si elle l’avait pu, elle lui aurait dit de se cacher sous son lit. Mais un collègue venait d’entrer dans la tente, impossible alors de faire marche arrière sans quoi, c’était elle qui y passait. Alors, en bonne agent de terrain, elle avait tiré. Cette image l’avait ensuite hantée pendant des années, d’ailleurs elle en faisait encore des cauchemars à l’heure actuelle. Un peu moins depuis qu’elle avait retrouvé Haytham, mais cet événement avait signé toute une vie d’insomnie pour elle.

Les paroles de Carwyn la touchèrent néanmoins, elle avait donc failli les tuer, lui et sa nièce. Ils avaient été sauvés par la providence, par le fait que Tam n’avait plus de munition. Elle se souvint avoir béni un moment où son chargeur était vide, et se rappela que deux demi-dieux avaient effectivement pu prendre la fuite. Elle avait cependant toujours pensé que ces deux-là avaient été abattus par d’autres agents du B.E.M. Apparemment pas. Ce moment avait été une sorte de délivrance pour Tamara, elle se revoyait au milieu de ce camp dont le sol était jalonné par les cadavres, la plupart des enfants. Elle se répugnait d’avoir participé à ça, et après la première tente, elle avait essayé de ne tirer que sur des adultes ou ce qui s’y apparentaient, histoire de dire qu’elle avait obéi aux ordres. Elle était un militaire après tout.

- Je suis désolée, murmura-t-elle.

Son regard oscilla un instant sur Eileen pour s’assurer qu’elle était trop occupée pour les écouter.

- Je sais que toutes les excuses que je pourrais vous présenter ne changeront rien, mais sachez-le, c’est sincère… Je ne voulais pas faire ça, abattre des enfants, avait-elle ajouté à voix basse, mais j’avais des ordres, vous comprenez ? Il m’était impossible de faire autrement cette nuit-là. Et vous savez, depuis, ils vous ont vengé…

Oui, son propre employeur s’en était pris à elle, mais il fallait dire qu’elle s’était faite griller. Avait-elle déjà perdu quelqu'un ? Oui sa mère, pendant les 28 années où elle était murée dans le silence, un mutisme pris pour de la folie par les médecins. Tamara se contenta de hocher la tête.

- Si ça peut vous consoler, je suis revenue pour les faire tomber.

Presque six années que c’était arrivé, que ce massacre du camp Olympum avait été perpétré. Si à l’époque, Tamara Lond éprouvait une haine viscéral des demi-dieux et autres créatures mythologiques, persuadée qu’ils étaient tous dangereux pour les humaines, fourbes et malhonnêtes, jamais elle n’aurait participé à cela si elle avait su en amont que la plupart des habitants de ce camps étaient des enfants et des adolescents. Tout ce qu’elle voulait en tant qu’agent, c’était apporter la sécurité aux Mortels innocents qui n’étaient pas aptes à se défendre puisqu’ils ne voyaient pas à travers la Brume et n’étaient même pas conscients de la réalité de ce qui les entourait. Mais c’était normal aussi de la part des têtes pensantes au courant de ne pas vouloir paniquer la population inutilement pour éviter tout carnage inutile. Et pourtant, il y en avait eu un. Tamara avait déjà tué par le passé, mais toujours des adultes et elle était toujours sure que c’était des criminels. Là, des enfants, quels crimes avaient-ils bien pu commettre encore ? Certes ils étaient en formation et à l’époque elle avait cru les paroles de son boss, mais aujourd’hui, avec le recul et après avoir retrouvé Haytham, sa haine viscérale s’était calmée et la brunette réfléchissait avec bien plus de discernement. Oui, certains demi-dieux étaient dangereux, mais certains était aussi innocents, comme Haytham et probablement comme cet homme qui se trouvait assis non loin d’Eileen.

L’homme en question haussa un peu le ton et Tamara lui fit les gros yeux, comme elle l’aurait fait à sa fille, mais trop tard, la petite avait entendu et échangé un regard avec sa mère, qui s’était aussitôt radoucie. L’ancienne agent tendit la main vers le téléphone pour augmenter un peu le son, faire une caresse sur le bras de la fillette avant qu’elle ne reprenne son activité. Tam regarda ensuit son interlocuteur.

- Écoutez, je sais aujourd’hui que vous avez raison, et vous ne pouvez pas imaginer à quel point je regrette. Si je pouvais changer le passé, je le ferais. Mais je ne peux pas. En revanche, ce que je peux faire, c’est essayer que ce genre de chose n’arrive plus. Est-ce que vous comprenez ?

Elle parlait à mi-voix pour être sure de ne pas être entendue. On ne savait jamais qui pouvait roder, et depuis presque cinq ans qu’elle était partie, le B.E.M avait dû embaucher de nouvelles personnes. Peut-être même que Carwyn était traqué, qui savait ?

- Ce que vous avez vécu et horrible, et j’y ai participé, c’est vrai. Mais j’ai changé, j’ai appris de mes erreurs et aujourd’hui, je veux les réparer. Quant à vous, vous n’avez certainement pas à culpabiliser, vous n’y êtes pour rien. Si je peux me permettre un conseil, si vous avez une nièce, passez du temps avec elle. Je pense que vous et moi savons que rien n’est sûr dans la vie, hormis le fait que notre temps est compté, alors autant profiter de ceux qu’on aime.

Bien sûr, ce ne devait pas être facile pour lui, elle ignorait son passé familial, mais si la petite en question avait perdu ses parents lors de cette fameuse nuit de février 2015, cet homme était sans doute l’un des derniers parents proches qu’elle avait.