Carwyn A. Keegan - Those who restrain desire do so because theirs is weak enough to be restrained

Une vie sans émotion est une vie perdue, disait Roger Fournier. Ma vie, elle est remplie d’émotions : les miennes comme celles des autres. Je ne peux échapper à leur emprise, même si je le souhaitais. Et parfois, je rêverais de pouvoir leur échapper : particulièrement maintenant que je te regarde, ma chère moitié.

Te rappelles-tu, chère sœur, que notre vie commença par l’amour ? Passionné, beau, intense aussi fort et destructeur que le feu sauvage. Cet amour était celui que partagèrent pour un temps notre père et notre mère. Elle était mariée à un homme odieux, aussi traditionnaliste que misogyne et arrogant qu’elle avait rencontré à la fac et qu’elle avait épousé car il l’avait mise enceinte et qu’il avait voulu prendre ses responsabilités. Enfin, pour être tout à fait honnête, c’était notre grand-père qui avait exigé qu’il prenne ses responsabilités. Mieux valait éviter de le mettre en rogne, notre grand-père Finn O’Connell, fier Irlandais de naissance et aimant sa fille comme un fou. Un fils leur naquit, notre cher Jonathan, mais cela n’aida pas le couple à trouver l’harmonie. En bons catholiques pratiquants, ils restèrent mariés, malgré le fait que ma mère n’aimait pas son mari et son mari ne l’aimait pas non plus. On peut dès lors comprendre qu’un beau jeune homme la traitant comme une reine et lui parlant de liberté et de passion ait pu lui plaire. Et quand Amour frappe à la porte, qui oserait le laisser sur le palier ? Leur idylle secrète dura quelques mois, quelques merveilleux mois qui donnèrent à la jeune femme force et confiance en elle… en plus d’un petit ventre rond portant en lui deux jumeaux. Toi et moi, ma chère Maeve.

On ne peut pas dire que notre père fut très présent durant notre enfance, mais je suppose que l’on pouvait s’y attendre de la part d’un dieu. Il avait mieux à faire qu’aider notre mère à changer les couches de deux bambins braillards. Même notre mère ne lui reprocha jamais son absence, car grâce à lui, elle avait connu un amour au-delà de tout ce que ce que son mari n’aurait jamais pu lui offrir.

Non pas que cet homme ait jamais eu beaucoup d’amour à donner à qui que ce soit en-dehors de sa petite personne. Il était évident que jamais il n’aurait pu nous aimer, n’est-ce pas, ma chère sœur ? Comment aurait-il pu ? Notre mère mettait au monde les enfants d’un autre homme, comment osait-elle ? Par tous les dieux, le simple fait que notre mère ait pu être attirée même pour une seule nuit par cet être abject me dépasse complètement ! Nous l’appelions « père » pour faire plaisir à Mère, mais il était le Méchant Beau-Père des contes que nous nous racontions entre nous. Te souviens-tu, Maeve, de nos soirées à nous raconter des histoires dans notre chambre, quand nous étions censés dormir ? De notre cabane dans l’arbre du jardin ? Que de beaux souvenirs ! L’amour que le mari de notre mère nous refusait, nous le trouvions l’un chez l’autre. Nous étions les deux faces d’une même pièce. Tu as toujours été tellement plus solaire que moi, plus forte que moi, plus courageuse que moi, mais tu as toujours refusé de me faire de l’ombre. Jonathan, lui, n’avait que mépris pour moi et condescendance pour toi. Il me méprisait parce que j’étais le fils bâtard qui menaçait de lui voler l’amour de Mère et tu étais la petite sœur qu’il devait protéger et infantiliser. Malgré tout ça, nous l’aimions, n’est-ce pas ?

Ah ma chère sœur, pourquoi a-t-il fallu que nous grandissions ? N’étions-nous pas heureux avec nos jeux d’enfants et notre innocence ? Pourquoi a-t-il fallu que viennent les tourments de l’adolescence, les hormones et nos pouvoirs ? Je me souviens de la première fois que j’ai ressenti la tristesse de Mère derrière son sourire radieux, cette tristesse écrasante, déchirante derrière ce sourire si bau, si pur, si parfait. Je me souviens d’avoir pleuré toutes les larmes de mon corps jusqu’à ce que tu me fasses sortir de la pièce et que tu me serres dans tes bras aimants et réconfortants en me disant « Moi aussi, je l’ai ressentie… ». Tu as toujours été plus forte que moi, ma sœur, et pour toi, la découverte de notre empathie ne sembla pas être aussi traumatisante que pour moi. Tu arrivais à différencier tes propres sentiments de ceux des autres et tu ne te laissais jamais submerger par ceux qui ne t’appartenaient pas. Pour moi, ce fut tout autre chose : mes émotions se confondaient avec celles des gens que je rencontrais, je ressentais le mépris de notre beau-père, sa haine parfois, sa colère souvent. Et puis nous commencions à percevoir d’étranges phénomènes, d’étranges créatures, comme si le voile de la réalité s’était déchiré. Toi tu as eu la sagesse de ne rien en dire aux parents, te contentant de sourire gentiment en voyant un centaure nous livrer une pizza. Quand je le mentionnai à notre beau-père, celui-ci me gifla, me dit d’arrêter de dire des bêtises et me confisqua tous mes livres et films de fantasy et de science-fiction, prétendant que cela perturbait mon esprit simple et que je ne serais jamais un membre productif de la société si je continuais de croire de pareilles inepties.

Mais la goutte qui fit déborder son vase si petit, ce fut quand je ramenai à la maison mon premier petit copain Alexander. Tu te souviens d’Alexander ? Un an de plus que nous, pianiste, longs cheveux noirs et des yeux verts à se damner ? Et il m’aimait, ça, je n’en doutais pas, il voulait mon bonheur et je voulais le sien. Mère était heureuse pour moi, même si elle ne s’attendait pas à cette révélation, mais son mari… je frissonne encore en songeant à la haine que j’ai sentie chez lui à ce moment-là. Si intense, brûlante comme un faire chauffé à blanc, au point que son simple regard me faisait mal presque physiquement. Pourtant, son visage resta impassible. Je crois qu’il n’y a rien de pire que de sentir de telles émotions derrière un visage neutre. Il discuta aimablement avec Alexander, lui demandant ce qu’il avait l’intention de faire plus tard, quelles étaient ses passions, ce que faisaient ses parents… tout ce qu’un parent pourrait normalement demander au premier petit ami ou à la première petite amie d’un de ses enfants. La conversation était courtoise et légère en surface, mais je pouvais sentir chaque pique de haine, chaque vague de mépris, chaque tremblement de dégoûts chez cet homme que je refusais d’appeler Père. Alex ne comprenait pas pourquoi j’étais tellement tendu et, se sentant mal à l’aise, décida de ne pas s’attarder. Je le comprends, le pauvre, la situation devait lui paraître parfaitement surréaliste. Je crois que je n’ai plus jamais eu de contact avec lui après ça. Dommage, j’aurais vraiment aimé passer plus de temps avec lui…

Quelques jours plus tard, j’étais envoyé à l’hôpital de Silverhill sur demande de notre beau-père. La raison avancée par cet homme était que j’étais instable, que j’avais des hallucinations et que je souffrais d’un trouble sévère d’hypersensibilité qui avait dégénéré en épisodes maniaco-dépressifs. Maman, ne voulant que mon bonheur et croyant les paroles de son psychiatre de mari. Te souviens-tu de ma colère quand j’ai entendu que j’allais aller à Silverhill ? Je crois bien que je lui ai involontairement donné raison en lui donnant ce coup de poing… mais que veux-tu, Maeve ? Il m’envoyait dans un hôpital psychiatrique parce qu’il désapprouvait mes goûts et parce que je suis gay. Il y avait vraiment de quoi le frapper, non ? Maman disait qu’aller là-bas serait sûrement bénéfique, que ça m’aiderait à gérer mon empathie. Elle ne pouvait pas savoir, je ne lui en veux pas.

Passons directement à ma sortie, si tu le veux bien, soeurette, je préfère ne pas me rappeler mon temps dans cet horrible hôpital. Donc, si tu te souviens bien, tu es venue me chercher avec un des evocatorem du camp de demi-dieux de New-York deux ou trois semaines après mon internement. Je ne saurais te dire le soulagement que fut le mien en sortant de ce bâtiment, ma main dans la tienne, et en suivant cette personne étrange qui venait de confirmer que tout ce que je voyais était bien réel et que je n’étais pas plus fou que n’importe qui. Quelle histoire, n’est-ce pas ? Nous n’étions plus les enfants d’un amant de passage de notre mère, nous n’étions plus les bâtards digne de mépris ou de pitié que nous avions été jusqu’à lors : nous étions les enfants de Cupidon, la personnification de l’Amour et du Désir.

Arrivés au camp, nous nous trouvâmes entourés de nos semblables et ce fut comme une renaissance. Plus de mépris, plus de haine, plus de dégoût, juste de la gentillesse, de la joie, de l’amitié, et parfois une saine rivalité. Je me rappelle encore ta course à la réussite avec ce fils de Minerve, où chaque cours ou entraînement était un prétexte pour vous mettre au défi : s’il faisait mieux que toi en athlétisme, tu le battais au tir à l’arc ; si tu avais une meilleure note que lui en mathématiques, il redoublait d’effort pour être le meilleur de la classe en littérature. Vous regarder vous motiver mutuellement était un vrai bonheur, surtout que derrière cette rivalité commençait à poindre un feu qui devait finir par vous embraser et illuminer tous ceux autour de vous.

Moi, je me contentais de faire de mon mieux, apprenant peu à peu à gérer mon pouvoir d’empathie et développant peu à peu mon pouvoir de contrôle des émotions. De mon côté, il y avait aussi un jeune homme que j’espérais impressionner : noiraud, des yeux bruns presque noirs, un visage d’ange et une voix à faire fondre la banquise. Il s’appelait Raban Harker. C’était un fils d’Apollon, un artiste peintre talentueux en plus d’un guerrier hors pair. Il avait un côté un peu rêveur ou même parfois distant, mais il s’intéressait beaucoup aux autres, veillait sur eux, se servant de sa voix littéralement divine pour apaiser les chagrins et les peurs, et aimait m’aider à me changer les idées ou me faire profiter de son pouvoir quand j’en avais besoin. Oh chère sœur, nous pensions que plus aucun mal ne pouvait nous arriver : nous avions trouvé une famille, une place… même un prince charmant chacun. Et quand nous eûmes dix-huit ans, je pus enfin être libéré de la cacophonie des sentiments qui n’étaient pas les miens. Je reçus un collier qui me permettait de faire taire ce brouhaha incessant qui était devenu mon quotidien depuis le début de mon adolescent pour pouvoir me concentrer sur ce que je voulais percevoir et pour me permettre d’affiner mon contrôle des émotions. Toi, on te fit cadeau d’un bracelet que tu pouvais dérouler en un fouet aiguisé. Tu rejoignis le corps des magister du camp, tandis que je choisis de repartir quelques temps dans New-York, accompagné de Raban, pour entreprendre des études, lui en arts plastiques et moi en musique. Nous n’étions pas ensemble, pas comme toi et ton beau guerrier, mais nous nous entendions bien et avions décidé de vivre en colocation durant nos études.

Ce fut durant ces quelques années loin de toi que je me découvris un goût prononcé pour les plaisirs de la chair. Raban m’emmenait souvent à des fêtes estudiantines où je rencontrai de nombreux Adonis dont certains semblaient me trouver à leur goût. Au début timide et à la limite de la pruderie, encouragé par mon ami artiste, je finis par me laisser tenter et il me faut bien l’avouer maintenant, je finis par me comporter comme un vrai salaud. Je ne me souciais que peu des sentiments de mes amants et me contentais de m’amuser quand l’envie m’en prenait. C’était comme si avoir été si constamment assailli des émotions des gens qui m’entouraient pendant si longtemps avait fini par me dégoûter de la plus simple empathie. J’en ai honte, maintenant, car si j’espère ne pas avoir fait trop de mal à ces pauvres jeunes hommes, je sais que j’en ai fait. Tu n’aurais pas été fière de ton frère, si tu l’avais vu dans ses pires moments.

Toi, tu étais la plus raisonnable et la plus responsable de nous deux. Tu avais trouvé l’amour et tu n’avais besoin de personne d’autre que lui. À à peine vingt ans, tu t’étais mariée et tu avais eu une magnifique petite fille avec l’homme de ta vie. Tu vivais ton conte de fée et c’était bien normal, ma princesse. Malgré la joie que ton bonheur me procurait, je ne pouvais m’empêcher d’en éprouver une pointe de jalousie, moi qui n’avais jamais ressenti que de l’amour et de la fierté envers toi. Tu avais eu un courage que je n’aurais jamais cru possible pour moi : tu avais ouvert ton cœur, t’exposant à une douleur que nous connaissions tous deux par procuration, à cause de nos pouvoirs.

Pendant près de huit ans, je fis mon possible pour trouver un semblant de bonheur dans mes études, dans mon projet de boîte de nuit et dans mes aventures sans lendemain. Raban était devenu l’un de mes amants les plus réguliers, mais malgré la grande affection que j’éprouvais pour lui, je n’eus jamais le courage de lui demander d’approfondir notre relation. Je me contentais de le serrer contre mon cœur les soirs où nous étions ensemble, sans jamais oser essayer de savoir ce qu’il ressentait pour moi. Parfois savoir est pire que de rester dans le doute. Je n’avais pas ce scrupule avec mes autres plans cul, car je ne voulais pas briser de cœur. Si je sentais que mon coup d’un soir éprouvait des sentiments plus profonds que du désir pour moi, je mettais fin à la relation. C’était peut-être cruel, ça l’était sûrement, en fait.

Après une longue absence qui m’avait laissé un vide pensant dans mon cœur, je revins te trouver en 2013, te rejoignant au camp où tu vivais avec ta petite famille et tes élèves. Rowan avait bien grandi et, même si je n’avais pas été très présent pour elle, elle me sauta dans les bras en me voyant, comme si nous avions toujours été très proches. Même toi, tu ne m’en voulais pas, ma chère sœur, tu étais simplement heureuse de me retrouver. Et moi, il me sembla que j’avais retrouvé le bout d’âme que j’avais perdu tant d’années auparavant. Tout était parfait comme cela, je n’avais pas besoin de plus.

Puis tu m’as été arrachée. Un jour de 2015, notre camp a été attaqué et, féroce comme une louve, tu as tout fait pour défendre tes élèves. Moi, j’avais fait tout mon possible pour garder Rowan en sécurité, usant de mes pouvoirs comme je ne l’avais jamais fait : écrasant nos ennemis sous le poids de leur tristesse, les paralysant de terreur au point qu’ils ne pouvaient plus rien faire, les rendant tellement fous de rage qu’ils attaquaient leurs propres alliés. Jamais je n’aurais pensé que mon pouvoir puisse avoir de telles applications et cela m’effraya un peu. Et pendant toute la bataille, mon esprit dut être ouvert aux émotions des autres pour que je puisse les manipuler.

Après la fin des combats, je fus retrouvé à demi-inconscient, blessé et tremblant de la tête aux pieds, serrant ma nièce contre moi dans une tentative de la protéger de mon corps. La voix de Rowan fut d’ailleurs la dernière chose que j’entendis avant de sombrer pour de bon dans l’inconscience, vaincu par l’épuisement et la foule d’émotions qui s’était mêlée à ma peur et ma colère.

On te retrouva après moi. Tu t’étais battue férocement et bravement, sauvant quelques-uns de tes élèves dans la foulée, mais sacrifiant ta vie pour la leur. Ton mari t’avait suivie dans la mort, sa lance serrée dans sa main et vos doigts entrelacés lors de votre dernier combat. Quand on me raconta tout cela, je poussai un cri tel que personne n’en avait certainement jamais entendu dans le ciel, sur Terre ou dans les Enfers. Je hurlai comme si on m’avait arraché une partie de mon âme, de mon être. Je n’avais jamais connu une telle douleur, une telle peine. J’aurais voulu te rejoindre, je ne voulais pas être quelque part où je ne pourrais plus jamais te voir. Mais il y avait la petite Rowan, seule, orpheline, n’ayant plus que moi. Alors je me résolus à rester en vie, me jurant que cette enfant ne manquerait jamais de rien.

Pourtant je ne parvins pas à gérer mon deuil et celui de ma nièce en même temps. J’étais aussi perdu qu’elle, l’esprit et l’âme ravagés par la catastrophe qui nous avait frappé de plein fouet. Je n’avais pas la force d’aider cette jeune fille, alors je me contentai de lui envoyer autant d’argent que je le pouvais, de m’assurer qu’elle soit en sécurité, puis je m’enfuis, trouvant refuge dans la drogue et la luxure, refusant de ressentir la moindre chose à nouveau. Je n’avais plus rien à quoi me raccrocher à part la promesse que je m’étais faite de faire en sorte que Rowan soit saine et sauve. Mon club ne me servait qu’à conserver au mieux les apparences, mais je n’y venais plus que pour signer quelques documents et trouver mon amant du soir.

Je ne suis vraiment pas fier de celui que j’ai été ces cinq dernières années, ma chère sœur. Je n’ose pas retourner voir ma nièce, j’ai peur de ce qu’elle pourrait penser de moi. Et le pire, c’est que ce n’est même pas par ma volonté que je suis sorti de cette spirale infernale : c’est Raban qui m’a mis face à ma propre déchéance et qui m’a fait réagir. Ma chère Maeve, toi qui dois à présent illuminer le ciel de tes rires et de ton courage, saurais-tu un jour pardonner ton petit frère de ne pas avoir ta force ?

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